par Christina Vatsella

Defacing

Defacing

Le projet Defacing de Pablo Gonzalez-Trejo oscille entre la peinture et l’œuvre performative. Le projet se déroule en deux étapes distinctes. Dans un premier temps, l’artiste crée des portraits des gens qui ont marqué l’histoire, comme Che Guevara ou Fidel Castro, et dont l’image est inscrite dans la mémoire collective. Bien que le portrait soit un moyen de rendre l’image d’un personnage éternel, Gonzalez-Trejo crée ici des portraits précaires, condamnés à la dégradation progressive et à la disparition en utilisant du charbon sans fixatif. Les portraits de Gonzalez-Trejo vieillissent avec le temps comme les personnes représentées, ils deviennent progressivement fades et les caractéristiques des visages se rendent difficiles à distinguer, comme l’image d’un souvenir lointain. Cette déformation avec le temps rend ces portraits en œuvres in progress.

Après avoir dessiné les portraits, l’artiste invite les spectateurs à finaliser ses œuvres en ajoutant une deuxième couche. Les spectateurs ont à leur disposition quelques secondes pour essayer d’effacer les portraits en utilisant de la peinture blanche. L’artiste orchestre un véritable acte d’agression vis-à-vis de l’œuvre d’art en rendant les spectateurs complices à la défiguration des personnages. Les spectateurs sont ici invités à détruire, d’une certaine façon, ce que l’artiste a créé, un acte qui nous renvoie plutôt au vandalisme, restant loin de l’interaction habituelle dans le cadre de la condition muséale, à savoir, la contemplation des tableaux, toujours à distance et sans avoir le droit d’avoir quelconque contact physique avec eux.

L’œuvre s’inscrit dans la lignée des œuvres interactives et collaboratives, suivant la tradition de « l’art interactif », terme générique qui englobe toutes les formes plastiques qui visent à activer le spectateur. Il s’agit d’une démarche artistique qui apparaît dans les années 50, et qui reste omniprésente dans la pratique artistique contemporaine quoique le degré de la participation et la nature de l’implication du spectateur puisse varier considérablement.

Ayant des pinceaux et de la peinture, les spectateurs deviennent les collaborateurs de l’artiste à la création de l’œuvre. Par contre, il est difficile de considérer les spectateurs qui participent à cette finalisation des portraits comme des co-auteurs de l’œuvre ; l’artiste met en scène un cadre d’interaction préalablement défini en imposant des limites aux réactions imprévues. Les spectateurs-participants-complices ont un temps d’interaction très précis, en l’occurrence quelques secondes, et ils sont obligés d’utiliser les matériaux que l’artiste met à leur disposition à savoir, un pinceau très fin et de la peinture blanche acrylique. L’artiste demeure le maître de la situation bien que le résultat esthétique de chaque toile ayant subi l’intervention du public dépende du degré de l’agressivité de chaque spectateur.

La façon dont l’artiste orchestre la participation du public s’inspire de la tradition du Happening et du Fluxus. La partie performative du projet Defacing s’articule autour d’une partition d’artiste restant dans le sillage des certaines œuvres d’Allan Kaprow ; on pourrait citer, à titre d’exemple, Happenings in Six Parts où les indications données au public avaient des temps minutieusement fixés. Contrairement aux Happenings historiques ainsi qu’à la plupart des œuvres performatives, dans l’œuvre de Gonzalez Torres l’objectif de l’action du public est la création d’un objet d’art classique, à savoir, d’un tableau. Par contre, dans le cas des happenings ainsi que des œuvres performatives sollicitant la participation du spectateur, allant de Joseph Beuys jusqu’à Marina Abramovic, c’est l’événement-même qui se déroule grâce à la participation du public qui constitue l’objectif et l’aboutissement de l’œuvre, quoique, il y a souvent des produits dérivés sous forme de traces de l’action ou sous forme de documentation qui peuvent potentiellement acquérir le statut d’œuvre d’art.

Le résultat de l’action, l’œuvre finale, est un portrait fragmentaire. En premier plan, on voit une trame épaisse des lignes blanches couvrant le dessin. En second plan, on peut distinguer des traces d’une image bien cachée. Il n’y a que des fragments du portrait qui sont visibles ; un œil, des cheveux, une partie de la bouche. Ces fragments nous laissent deviner qu’il s’agissait d’un portrait. Les deux matériaux, le charbon et l’acrylique, racontent deux histoires parallèles, celle de l’artiste et celle du public, ils racontent la procédure de la création et celle de l’effacement, la mémoire et l’oubli.

L’action d’effacer le portrait d’une personne est un geste métaphorique ayant plusieurs niveaux de lecture. Cela ressemble à un acte d’exorcisme ; on supprime l’image pour que la personne ou son fantôme cesse d’exister. Cela peut être un acte de vengeance, surtout pour les spectateurs – participants dont les vies ont été atteintes, de façon directe ou indirecte, par les actes de ces personnages historiques. L’acte d’effacer un personnage légendaire peut être aussi une façon de « tuer le père », un effort de s’en débarrasser d’une figure emblématique afin de se construire ou de se réinventer. Cet acte violent vis-à-vis des personnages qui ont marqué l’histoire personnelle et collective évoque également le besoin d’oublier tout simplement, afin d’avancer sans la lourdeur du passé. Quoi qu’il en soit, le geste de détruire, d’une certaine façon, une œuvre d’art exposée au public, est une expérience artistique très marquante pour le visiteur d’une exposition.

L’œuvre traite de deux mécanismes de la mémoire, l’oubli passif et le refoulement volontaire. Dans un premier temps, l’artiste reproduit la démarche passive de la mémoire. Ses portraits précaires, faits au charbon sans fixatifs, se dégradent, mais très lentement. La mémoire persiste, nous ne pouvons pas oublier si vite que l’on aurait souhaité, c’est une démarche qui prend du temps. Le charbon s’efface progressivement mais il laisse toujours des traces. Les souvenirs ne peuvent jamais être complètement supprimés de la mémoire. La seconde étape de l’œuvre, qui correspond à la seconde étape de l’oubli, c’est le passage à l’acte. On efface les dessins, de la même façon qu’on décide de se débarrasser de l’histoire et les souvenirs qui nous hantent, de les refouler afin d’avancer.

Ajouter des couches de peinture blanche crée l’espace pour des nouvelles mémoires. Mais, hélas, il y aura toujours les traces des images précédentes, nous ne sommes pas capables d’effacer le passer, ni de repartir à zéro, ni de rendre notre conscience en tabula rasa. La société tout comme l’homme ne peut pas devenir amnésique. Les zones blanches prêtes à être investies par des nouvelles images s’intercalent entre les fragments, des images antérieures. En fin de compte, est-ce que l’œuvre est un travail d’exorcisation des fantômes, comme l’artiste le suggère, ou bien un effort de réconciliation, une épreuve visant à nous faire apprendre à vivre avec nos fantômes ?

Christina Vatsella, doctorante en histoire de l’art contemporain à Paris Sorbonne – Paris IV